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Jean C. Baudet

Histoire de la physique, epistemologie et STI

15 Mai 2018 , Rédigé par jeanbaudet.over-blog.com Publié dans #Histoire, #Physique, #STI

 

A mon âge, je ne connais plus d’autres plaisirs que ceux de la nostalgie. Ainsi, je me rappelle 2015… Je publiais, cette année-là, chez Vuibert, une Histoire de la physique. Je viens de feuilleter mon livre, et j’y retrouve, avec l’odeur un peu amère du passé, quelques idées que j’ai longtemps portées. J’en recopie ci-après, in extenso, la conclusion, ornée d’une exergue de l’historien belgo-américain des sciences George Sarton.

 

« Être complet est une idée enfantine et pédantesque qu’il vaut mieux abandonner. »

George Sarton, en 1953.

 

La physique est née à Milet, vers 600 avant notre ère, quand Thalès imagina de comprendre et d’expliquer le monde en rejetant les traditions cosmogoniques transmises par les prêtres des diverses religions. Pendant plusieurs siècles, ses successeurs élaborèrent deux grandes théories, celle des quatre éléments pour expliquer la constitution et la diversité des choses (Empédocle), celle du mouvement géocentrique des astres pour expliquer la marche des étoiles et des planètes (Ptolémée). La physique des Grecs, bâtie autour de ces deux théories, fut adoptée inchangée par les Romains et n’évolua plus pendant plus de mille ans, la recherche des physiciens étant stoppée, chez les héritiers de l’hellénisme, par les préoccupations religieuses : christianisme au nord de la Méditerranée, islam au sud, et manichéisme, brahmanisme et bouddhisme à l’est.

La principale thèse qui découle de la présente étude (et de mes autres travaux sur l’histoire des systèmes de pensée) peut se résumer comme suit. Au seizième siècle, au sein de l’intelligentsia dans le monde chrétien, l’observation qui, depuis Thalès, se contentait de l’usage des sens (surtout de la vision), est complétée par une instrumentation qui va devenir de plus en plus sophistiquée : scalpel de Vésale et des anatomistes, quadrant gradué de Copernic et des astronomes, thermoscope et lunette de Galilée, baromètre de Torricelli, etc. La physique quitte le domaine de la philosophie (on l’appelle encore « philosophie naturelle » au XVIIe siècle) pour devenir la base de la science. Epistémologiquement, la science se distingue donc de la philosophie par le recours à l’instrumentation, qui décuple les possibilités de l’observation (Galilée découvre des étoiles inconnues), mais qui également permet de quantifier les phénomènes en effectuant des mesures, ce qui va permettre une progression considérable du raisonnement ayant maintenant la possibilité d’utiliser les mathématiques. Descartes, en 1637, développe d’ailleurs la géométrie analytique, synthèse de la géométrie et de l’algèbre, qui va donner aux physiciens le moyen de mettre le monde en équations.

C’est ce que fera Newton en 1687, en unifiant dans une seule théorie, celle de la gravitation universelle, la mécanique céleste (Copernic, Kepler) et la mécanique terrestre (Galilée, Huygens). A la fin du XVIIe siècle, la physique, dominée par l’apport newtonien, est essentiellement une mécanique, c’est-à-dire une étude mathématique des mouvements, c’est-à-dire des rapports entre l’espace et le temps.

Je pense donc, tout bien considéré (histoire de la science, mais aussi histoire des littératures, des mythes, des religions, des idéologies…), que l’événement majeur dans l’évolution de la pensée humaine consiste en cette invention des instruments utilisés à des fins de connaissance, qui va distinguer une Humanité ancienne d’une Humanité moderne. On peut, avec Gaston Bachelard, voir dans ce moment le franchissement d’un « obstacle épistémologique » ou, avec Thomas Kuhn, l’interpréter comme un « changement de paradigme » ou, avec Karl Popper, définir la science comme un discours susceptible de « falsification ». Tout cela est subtil et intéressant, mais l’acte fondateur de la scientificité est un geste « technique » : essayer de rendre, par des dispositifs adéquats, les sens plus performants. La science est fille de la technique. Les thèses de Bachelard, de Kuhn, de Popper sont, chaque fois, le résultat d’une étude extérieure, superficielle, de la physique. Ce n’est pas en surmontant un obstacle mental, ce n’est pas en changeant de paradigme, ce n’est pas en imaginant une falsification, qu’Oersted découvre l’électromagnétisme, mais en manipulant une pile de Volta. Ce n’est pas en « changeant de mentalité » ou en réaction à de nouvelles « pressions sociales », mais avec une lunette que Galilée découvre les satellites de Jupiter, avec un thermomètre que Gay-Lussac découvre les particularités de la dilatation des gaz, avec des bobines de fil métallique que Faraday découvre l’induction électromagnétique, avec un prisme en verre que Bunsen met au point la spectroscopie, avec un interféromètre que Michelson et Morley découvrent la constance de la vitesse de la lumière, avec des plaques photographiques que Becquerel découvre la radioactivité, avec des plaques photographiques encore, ou avec une chambre à brouillard, que l’on découvre l’électron positif et les mésons, et avec un instrument de presque 10 kilomètres de diamètre que l’on découvre le boson de Higgs. Certes, les conditions sociales, du XVIe siècle à nos jours, furent favorables à la recherche scientifique, du moins dans les pays européens puis en Amérique et au Japon. Mais ce ne sont que des conditions. L’instrument est la cause efficiente ! Ceci pour combattre l’épistémologie socio-constructiviste, qui va, chez certains auteurs, jusqu’à faire de la physique un discours socialement déterminé n’ayant pas plus de valeur que la cosmogonie des Incas, que l’hépatoscopie des Babyloniens ou que la poésie de Mallarmé. Car enfin, quel paradigme, quel conditionnement social pourrait-il révéler qu’il y a des noyaux dans les atomes et des neutrons dans les noyaux ?

Cette thèse me semble confirmée de mieux en mieux chaque jour : il n’est pas une seule découverte de la physique, depuis le seizième siècle, qui ne trouve sa source dans une observation de laboratoire, à l’aide d’une instrumentation en constant perfectionnement. Microscopes (optiques puis électroniques) de plus en plus puissants, télescopes de plus en plus puissants, jusqu’à ceux embarqués dans des satellites artificiels ou des sondes spatiales, radiotélescopes, spectromètres, accélérateurs de particules de plus en plus puissants…

Si l’on considère les deux moments les plus décisifs de l’histoire de la physique, à savoir Galilée (1610, l’idée d’inertie) et Einstein (1905, l’idée de relativité du temps et de l’espace), comment ne pas voir que ces deux moments correspondent à des réflexions profondes et décisives sur la question des mesures, et principalement des mesures de vitesse, donc d’espace et de temps, et qu’il s’agit donc de réflexions bouleversantes sur l’instrumentation de base du physicien : la règle rigide graduée et l’horloge ?

On peut ajouter que si la technique est le fondement de la science, celle-ci, en une espèce de retour, a fécondé la technique « traditionnelle » et l’a transformée en « technologie », qui n’est rien d’autre que la technique « scientifique ». Cette fécondation a commencé dès le seizième siècle, mais elle s’est manifestée de manière spectaculaire au dix-huitième siècle, en Ecosse et en Angleterre, avec ce que l’on appellera[1] la « révolution industrielle », quand la production artisanale traditionnelle s’est transformée, souvent de manière spectaculaire et dramatique, en production industrielle.

Cela m’a conduit, il y a déjà de nombreuses années, à réfléchir aux rapports entre l’effort de connaissance que constitue la science, et les efforts d’action que constituent la technique et l’industrie. Il devient clair, après une étude suffisamment approfondie de l’histoire de la science, qu’il y a une continuité épistémologique entre science, technique et industrie, et que ces « productions intellectuelles » forment un continuum que j’ai appelé STI, science-technique-industrie[2]. J’ai forgé ce concept pour m’opposer à celui de « techno-science » proposé par Don Ihde, certes intéressant puisque montrant le rapport entre technique et science, mais insuffisant parce que négligeant la dimension industrielle (c’est-à-dire économique) de la recherche scientifique. La STI est un complexe intellectuel (connaissance et action) correspondant à trois situations sociologiques : S représente les chercheurs dans les laboratoires, T les ingénieurs dans les bureaux d’études, I les chefs d’entreprises dans les usines. La STI résulte de la mise en œuvre de la raison, le logos des Grecs, la ratio des Romains, la Vernunft de Kant. Elle est complétée par la Culture, œuvre du cœur de Pascal, de la collaboration du sentiment et de l’imagination.

Ainsi la physique, qui est le noyau dur de la STI, propose à l’homme une connaissance toujours perfectionnée et toujours incomplète du Réel, de ce qui est. Et la Culture lui propose des rêves apaisants et des illusions sublimes déterminant ce qu’il aimerait qui soit.

Le drame de l’existence humaine est peut-être défini par le difficile et indispensable dialogue de la science et de la culture. Albert Einstein jouait du violon.

 

 

[1] P. Mantoux : La révolution industrielle au XVIIIème siècle. Essai sur les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre, Société nouvelle de librairie et d’édition, Paris, 1906.

[2] J.C. Baudet : « Science-technologie-industrie : un concept difficile », Newsletter Technology, science and industry (Oxford) 16 : 1-3, 1992.

 

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P
Superbe synthèse
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