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Jean C. Baudet

Sur le primat de la Technique

8 Décembre 2018 , Rédigé par jeanbaudet.over-blog.com

Sur le primat de la Technique

J’ai déjà expliqué, plusieurs fois, que mon intuition première sur laquelle j’ai fondé ma recherche est ce que j’ai appelé le « primat de la Technique » (J.C. Baudet : « Le critère de l’humain », IBM Informations 1994(12) : 10-11 ; J.C. Baudet : Le Signe de l’humain. Une philosophie de la technique. L’Harmattan, Paris, 2005). Cette idée venait de la conjonction de trois observations d’une parfaite évidence. Primo, que la Technique (la confection d’outils) est ce qui distingue radicalement l’homme de la bête. Secundo, que la Technique a été inventée bien avant l’avènement du langage, et constitue dès lors le tout premier système de pensée. Tertio, que c’est à partir de la Technique qu’a été fondée la Science.

Cette idée, en fait, remonte au « renversement » de l’hégélianisme opéré par Karl Marx, qui est passé de l’idéalisme hégélien (travestissement philosophique de la vieille pensée religieuse) au matérialisme, en comprenant que c’est en « produisant leurs moyens d’existence » (les outils, donc la Technique) que des singes devinrent « humains » au début de la Préhistoire. Mais il est significatif que les penseurs du XXème siècle, même les marxistes, adoptant le terme « moyens de production » pour désigner le moteur de l’Histoire et des transformations sociales, frappe en quelque sorte la Technique d’oubli, voire de forclusion. La Technique et donc la figure de l’Ingénieur sont très peu présentes dans les travaux philosophiques, sociologiques et historiques du siècle dernier, spécialement en France.

Relisons donc quelques passages de l’ouvrage de Marx et Engels, datant de 1846 : L’idéologie allemande (Die deutsche Ideologie. Kritik der neuesten deutschen Philosophie in ihren Repräsentanten Feuerbach, B. Bauer und Stirner, und des deutschen Sozialismus in seinen verschiedenen Propheten).

« La condition première de toute histoire humaine est naturellement l'existence d'êtres humains vivants. Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se distinguent des animaux, n'est pas qu'ils pensent, mais qu'ils se mettent à produire leurs moyens d'existence. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu'elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l'homme elle-même, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Or cet état de choses ne conditionne pas seulement l'organisation qui émane de la nature; l'organisation primitive des hommes, leurs différences de race notamment; il conditionne également tout leur développement ou non développement ultérieur jusqu'à l'époque actuelle. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l'action des hommes au cours de l'histoire. »

Et, un peu plus loin…

« A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience. »

Il faut rendre à César ce qui est à César, et à Marx ce qui lui appartient : d’avoir souligné la valeur heuristique pour toute philosophie « future qui pourra se présenter comme science » de l’étude historique de la Technique. Voir les travaux de Lucien Fèbvre : « Techniques, sciences et marxisme », Annales d’histoire économique et sociale 36 : 615-623, 1935, de Maurice Daumas, de Melvin Kranzberg, de Bertrand Gille (Histoire des techniques. Gallimard, Paris, XIV+1652, 1978).

Mais cela ne fait pas de moi un marxiste, car en se développant en matérialisme « dialectique », la pensée de Marx revient en somme à l’idéalisme, accordant une « valeur » à l’Homme, ou du moins au Prolétaire. On sait comment le marxisme deviendra une religion, un « opium pour les intellectuels » (Raymond Aron, 1955).

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