Fin de vie du philosophe belge Jean Baudet

Je passe mon temps à jouer aux échecs avec mon ordinateur, renonçant à poursuivre la recherche de l’Être et la construction d’une éthique (et donc aussi d’une politique, inextricablement rattachée aux méditations sur les rapports entre le Bien et le Mal, analysés génialement par Frédéric Nietzsche, à la suite des travaux de Paul Rée). Pourtant, la question du Bien et du Mal est tout à fait centrale en philosophie, puisque la grande préoccupation des philosophes est de pouvoir élaborer le tableau des actions « bonnes » et « mauvaises » qui rapprochent ou éloignent le penseur du bonheur. J’ai passé plus de cinquante années de travail fiévreux à tenter de définir les conditions d’une vie bienheureuse, lisant des centaines de textes, rencontrant des dizaines de professionnels de la pensée, accumulant des milliers de notes sur l’Être, l’Avoir, le Faire, construisant une épistémologie (l’éditologie), qui prolonge les travaux de Platon (la maïeutique), d’Aristote (le juste milieu), d’Epicure (le plaisir), des stoïciens (le renoncement), de Descartes (la méthode), de Kant (l’impératif catégorique), de Nietzsche (le Surhomme), de Marx (la révolution), de Sartre (l’engagement), de Camus (qui « imaginait Sisyphe heureux »)…

Constatant l’échec de mes efforts, n’ayant pas réussi à déterminer les conditions du bonheur après cinquante ans de travail acharné, puis-je prétendre que l’édification d’une éthique est une mission impossible, et que l’homme est dramatiquement condamné à ne pas savoir ce qu’il doit faire ? A ignorer s’il doit manger de la viande ou consommer cinq fruits et légumes par jour, s’il doit décrire et proposer une taxonomie des races humaines, fondant une hiérarchie des hommes et des femmes, s’il doit confiner ou déconfiner les populations quand se développe une épidémie, s’il doit mettre en jeu des technologies médicales coûteuses pour soigner des vieillards valétudinaires et impotents, de toute façon condamnés à une mort inéluctable et devenus, du fait de leur grand âge, incapables d’apporter une contribution à l’effort collectif de production de biens et de services, s’il doit se déplacer à pied, à cheval, à bicyclette, en voiture, en avion (brûlant du kérosène) ou en transports en commun, s’il doit produire de l’électricité dans des centrales nucléaires (ne dégageant pas de CO2) ou à l’aide de moulins à vent, s’il doit renforcer la Police et améliorer l’administration de la Justice pour lutter contre les terrorismes des idéologies mortifères, contre les fanatismes religieux, contre la délinquance juvénile, contre les organisations criminelles, contre les émeutes, les vandalismes et les pillages, s’il doit développer la « culture » en subventionnant les théâtres, les salles de concert, les musées, s’il doit nommer les dirigeants des entreprises et des administrations sur la base des savoirs et des compétences, ou par tirage au sort ?...