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Jean C. Baudet

Reveries du penseur solitaire

2 Janvier 2015 , Rédigé par jeanbaudet.over-blog.com Publié dans #Philosophie, #Littérature

Reveries du penseur solitaire

C'est dans les hauteurs glacées de sa solitude que le philosophe s'efforce de rassembler et de trier les données immédiates de sa conscience, conscience qui est la perception même, le vécu par moments satisfait, plus souvent désespéré et douloureux (il a déjà un certain âge et des varices et des ulcères), de son existence, dont il sent bien que la source lui est extérieure. C'est ce que l'on appelle "penser" (je réponds ainsi à la question de Martin Heidegger en 1952 : Was heist Denken ?).

Dans le flot continu de ses impressions et de ses réminiscences, dans la déréliction où le place sa recherche si étrange - car les hommes du monde sont trop occupés par les "exigences de la vie" pour se demander d'où ils viennent et où ils vont, rassurés par leurs certitudes et leurs engagements -, dans l'isolement méthodique de sa rumination mentale, le philosophe cherche le sens de sa vie, de cette aventure qui lui arrive comme un malheur immérité. Il a lu tous les livres et il a goûté aux mornes plaisirs de la chair et de l'esprit (il retient quand même avec nostalgie les quatuors de Beethoven et le "Sacre du printemps"), et il tente dans le surgissement des souvenirs et des émotions (et des angoisses, toujours plus fréquentes et plus douloureuses, parce qu'il vieillit) de discerner le vrai du faux, le réel de l'illusoire, l'authentique de la pacotille, et il n'a pas de pierre de touche assez fine pour évaluer les valeurs qu'on lui propose, pour vérifier les vérités qu'on lui enseigne. Ses prédécesseurs se sont laissés aller à des constructions présomptueuses, à des généralisations hâtives, à des spéculations suspectes, à des synthèses imprudentes, et Kant a brillamment démontré l'impossibilité de la métaphysique, et les successeurs du grand solitaire de Königsberg ont développé avec ardeur des métaphysiques plus incertaines encore que celles du Moyen Âge.

Voilà que dans son isolement terrible - il n'a aucune "valeur" à partager avec les peuples, sinon peut-être quelques appréciations esthétiques -, le philosophe n'a même pas le réconfort des livres de philosophie (comme un juriste qui douterait de ses codes ou, pire, comme un cuisinier qui douterait de ses recettes), ouvrages qui se contredisent depuis deux millénaires dans la succession désolante des thèses et des antithèses. Le philosophe, s'il redescend, ne peut offrir qu'une certitude à ses auditeurs - si tant est qu'il se trouve encore dans la plaine parcourue par les nouveaux prophètes des intelligences ouvertes -, la certitude de sa propre existence, et une certitude corollaire hélas indépassable, qui est que l'existence du moi implique celle d'autre chose que moi-même. Comment rêver de bonheur et de dignité du genre humain avec pour seule connaissance irréfragable celle du moi et du non-moi ? Tout le reste est faiblesse (Vigny).

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