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Jean C. Baudet

Quatre saisons (poeme en prose)

10 Juin 2017 , Rédigé par jeanbaudet.over-blog.com Publié dans #Poème

Ce fut d’abord le temps des illusions et des rêveries, ce fut d’abord le temps de mes printemps, le temps de la rigueur des calculs et des fascinations des chiffres, le temps de mes apprentissages assertoriques et des algèbres apodictiques, le temps de Diophante et de Brahmagupta, le temps annonciateur des bonheurs lumineux des polyèdres. Ce fut le temps de la Grèce.

Et puis ce fut le temps des voyages et des expéditions, des savanes et des steppes, des hautes herbes et des arbrisseaux, ce fut le temps de mes étés, ce fut le temps des ériosèmes pyrophytes et des splendides corolles pourpres des érythrines. Ce fut le temps des laboratoires à Paris et à Lille, à Kew en Angleterre, à Gembloux en Wallonie. J’observai les méristèmes et le pollen échinulé des macrotylomes. J’enfermai dans des coffrets en bois précieux aux serrures de bronze les poudres parégoriques et les onguents balsamiques, la myrrhe et la gomme adragante. Je m’enivrai des odeurs empyreumatiques et suaves des végétations et du vertige des classements phylétiques. Ce fut le temps de Jussieu, de Linné et d’Adanson. Ce fut le temps de l’Afrique.

Et puis ce fut le temps de la pensée et des lectures, ce fut le temps de mes automnes, ce fut le temps de la métaphysique, des entéléchies et des sophismes, des bibliothèques. J’écrivis des phrases. Je conçus des concepts. J’inventai des jugements. Je publiai des livres. J’appliquai la réduction eidétique à ma propre conscience, je m’enfonçai dans ma subjectivité, je comptai les catégories et je m’approchai des mystères ontologiques à l’aide de subtiles métaphores. Ce fut le temps, dans le vent et la pluie des automnes, quand la lumière électrique vient dissiper les ténèbres des soirs et permettre de prolonger les lectures roboratives, ce fut le temps de Spinoza, de Kant et de Husserl. Ce fut le temps de l’Être et des tentations de l’Universel.

Et maintenant voici le temps venu de mes hivers. C’est le temps du bel acier qui rouille, du bois dur qui pourrit, du bronze brillant qui se ternit, c’est le temps des mélancolies et des chagrins. C’est le temps de la lucidité triste où seul, sans sceptre et sans couronne, je me souviens des temps anciens. C’est le temps des valses lentes, des profonds soupirs, des poèmes désenchantés, des anxiétés peureuses, des souffrances véridiques, des maladies incurables, des déchéances insurmontables, des angoisses qui m’écrasent, des humiliations de mes infirmités, c’est le temps de la douleur.

Je fus mathématicien à la sortie de l’adolescence, je fus botaniste dans ma jeunesse, je fus philosophe dans ma maturité. Je visitai des paysages, j’observai des arbres, je rencontrai des humains, je lus des textes, je bus du vin, j’écoutai des musiques. Valétudinaire et cacochyme, anxieux et tremblant, goûtant l’amer d’une sombre nostalgie, j’attends sans espérance la fin de ma dernière saison.

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